Madison Morrison's Web / Sentence of the Gods / Happening
Excerpts in French translation

 

Trad. Dominique Letellier

 

Nous partons en bus pour Tandarai, alors que le soleil matinal brille déjà en abondance. Notre destination : la maison des parents de Wilson, dans un village à 10 kilomètres de Chingleput, où il a grandi, et où il retourne une fois par mois avec de l’argent. Bien que les fenêtres soient dépourvues de vitres, il fait une chaleur étouffante dans le bus bondé, mais les paysages nouveaux et la perspective des plaisirs qui nous attendent à l’arrivée font passer le temps plus vite. Nous nous arrêtons à Chingleput pour déjeuner ─ riz au curry et boissons sans alcool, salutaires pour nos gosiers desséchés par le trajet.

Nous prenons alors une décision extravagante : dépenser 30 roupies pour parcourir en rickshaw la distance qui sépare Chingleput du village, à plusieurs kilomètres de la route. Décision loin d’être mauvaise. La piste menant de la route au village est en construction, si bien que notre « auto » bringuebale sur les impitoyables morceaux de granite que le sol n’a pas encore assimilés. Nos deux chauffeurs, deux frères de 15 et 12 ans, encaissent sans se plaindre les brimades infligées à la mécanique et aux corps.

Le village nous fait bon accueil. Fort heureusement, nous n’avons à passer qu’une demi-douzaine de huttes avant d’atteindre celle des parents de Wilson car, ici, tout le monde sort pour voir et saluer l’étranger. Moins de quinze minutes plus tard, Wilson est entouré d’un large public : une dizaine de gamins, cinq ou six frères, sœurs et cousins, trois ou quatre mères, un grand-père, une grand-mère, des tantes et des oncles. Il juge utile de connaître autant de noms que possible :

─ Satya, qui cache sa bouche d’une main timide ; lorsqu’elle l’écarte, c’est pour découvrir un sourire : ses dents de bébé comptent trois ou quatre chicots abîmés. Ses magnifiques cheveux noirs aux reflets bruns sont liés par un ruban de couleur vive, ses bras s’ouvrent, impertinence amusée, et font ressortir un bedon rebondi.

─ Anjya, sa camarade de jeu, tout aussi mignonne et timide.

─ Magaishwari, troisième demoiselle, enfouit son visage dans ses jupes.  

Les petits garçons s’approchent plus près. Deux ou trois ont les yeux presque clos par la conjonctivite. Ils se dandinent autour de nous, sourient à l’étranger, qui tâche de retenir leurs prénoms difficiles : Pailavanam, Vaisantakumar, etc.

Le jeu des prénoms ne dure qu’un temps et, lorsqu’il s’essouffle, nous poursuivons par des tours de passe-passe avec des pièces. Nos hôtes sont enchantés, mystifiés au sens propre. Tandis que les jeux s’enchaînent, l’étranger sent une présence à son côté : le cousin de 10 ans de Wilson, tenant sa sœur d’un an sur sa hanche. Elle pose un regard pensif sur le visage de l’étranger et ses yeux noisette profonds comme un puits l’interpellent. Elle repousse une mèche de cheveux et sourit, révélant deux petites incisives toutes neuves. « Son prénom ? » demande l’étranger. Manormani.

Nous optons rapidement pour une promenade, en partie pour nous échapper. Direction le sanctuaire hindou local, en face d’un temple protestant. Cinq minutes passent et les enfants reparaissent, concentrés cette fois sur leurs propres jeux, les garçons veillant à exclure les filles des leurs. Ils s’ébattent tous dans la lumière oblique et ambre de l’après-midi, qui illumine les rizières vert absinthe en arrière-plan, et les carrés de semis d’un vert plus tendre encore. Une fille en sari magenta et choli jaune, longues et lisses tresses noires, ondule le long d’un chemin haut perché, une cruche en cuivre en équilibre sur le sommet de son crâne, pour aller abreuver son jeune époux, beau-frère ou cousin. Dans une rizière voisine, des bouvillons blancs progressent péniblement sous le joug de charrues bourbeuses, un affleurement granitique serein en toile de fond. Le crépuscule approche, et soudain le ciel se teinte de rose saumon.

Avec le soir arrive le moment de préparer le dîner, servi à 20 heures. L’invité d’honneur et son ami sont installés dans une hutte particulière où, une fois les nattes déroulées, ils s’assoient par terre côte à côte. Les sœurs apportent un repas de fête : poulet, mouton, homard, toutes sortes de légumes (même de la tomate fraîche, trouvée au marché de Chingleput). Après le dîner vient l’heure d’une nouvelle série de visites des autochtones. Une femme émerge de l’obscurité pour les soumettre au traditionnel interrogatoire asiatique. D’où vient-il ? Quel âge a-t-il ? (La femme, elle, a une soixantaine d’années.) Où vit sa famille ? Wilson évite habilement la question du divorce. Va-t-il te ramener en Amérique ? « Je vous emmènerai tous, » dis-je, salué par un chaleureux éclat de rire. Percevant un tournant potentiellement décisif dans son interrogatoire, elle sort sa parade et me demande d’au moins emporter un des bébés. « Je n’ai pas de femme pour s’en occuper. » Hochements de tête compréhensifs lorsque ma réponse est traduite au public qui nous entoure. Les plus âgés détournent poliment l’attention de mon inquisitrice.

Dès les oies et les chèvres parquées dans la cour, les huttes plongent dans une obscurité silencieuse. Aucune chandelle ne luit. Il est 22 heures. Les nattes sont étendues sur un porche en ciment, un petit mètre sous une épaisse toiture de chaume. À l’intérieur, éclairé par une mèche unique, le dernier né, les yeux grands ouverts, est soumis à notre inspection. Ensuite, place au sommeil. Vers 23 heures, une brève dispute conjugale éclate dans la hutte voisine. À 4 heures du matin, nous sommes réveillés par les gémissements d’une femme devenue folle depuis la mort de son époux, un an plus tôt. Dans l’intervalle, nous nous laissons bercer par le scintillement des étoiles, le pas traînant des chèvres dans la cour, le passage d’un chien et le sifflement des moustiques.

À l’aube, le village revit les rituels du soir en sens inverse : les oies regagnent les champs, les chèvres se dandinent hors de la cour (ainsi que de la maison, à grands cris). Les nattes sont enroulées. Le ciel reprend la teinte grenat du crépuscule, et les bouvillons reparaissent de l’autre côté de la route.

Sous peu, un bol de thé nous est apporté. Les enfants se rassemblent – un groupe réduit, mais accompagné d’un nouvel afflux de personnes âgées (le reste du village a été informé de notre présence). L’étranger qui ne parle pas tamoul et les locaux qui ne parlent pas anglais dialoguent à grand renfort de gestes et de mimiques.

Adieux faits (explicites ou pas), à sept heures nous quittons le village à travers champs, jusqu’à la route principale – le soleil s’est levé une heure plus tôt – et nous ne tardons pas à être en nage. Nous dansons délicatement le long des rizières inondées.

Wilson, son cousin et moi embarquons bientôt dans le bus du dimanche matin et pénétrons en cahotant dans Tirukkalikundram, accueillis par ses trois majestueux gopurams qui se dressent dans la brume de chaleur matinale, et que les cousins ignorent. Nous partageons un café dans un stand posé au bord de la route. Tandis que nous attendons notre correspondance, j’observe les doigts habiles des matrones qui tressent des écheveaux de jasmin pour les chevelures noir corbeau des demoiselles. Le bus arrive ; nous parvenons à nous asseoir. Un kilomètre plus loin, le couloir est bondé. Colées à mon coude, trois créatures agiles de 14, 15 et 16 ans. La première arbore un clou argenté à la narine, des fleurs blanches dans les cheveux. Les tresses de jais de la deuxième sont attachées avec un ruban noir. La dernière a glissé des pâquerettes jaunes dans les siennes. De la barre d’appui qui court au-dessus de nos têtes tombent trois bras gracieux ornés de bracelets.